Billet publié initialement sur le blog du Temps.
Les débats se crispent, les tensions montent, les grognements se multiplient. Comment utiliser les polarités comme des ressources ?
Avertissement :
Respectons les directives des autorités.
Le présent article porte un regard dénué d’émotions et d’un point de vue des politiques publiques. Il ne minimise ni ne nie les réalités difficiles aux niveaux individuel (les victimes et leurs proches, les autres personnes impactées), comme institutionnel ou sociétal.
Complexité : une question de points de vue
Les situations complexes ne permettant pas, en raison des nombreuses inconnues et incertitudes, d’en avoir une vue d’ensemble complète, il en découle logiquement des points de vue – littéralement et métaphoriquement – différents. Ces points de vue sont non seulement définis par les circonstances, mais surtout par les filtres perceptifs et les schémas mentaux de l’observateur, sa “Weltanschauung“.
Une conséquence fréquente de ces points de vue multiples est que les discussions partent en escalade conflictuelle, avec une polarisation grandissante et un enfermement des idées qui conduisent à camper sur ses positions. La situation est bloquée et empêche l’émergence de nouveaux regards, nouvelles compréhensions, nouvelles idées et nouvelles actions : plutôt que de l’innovation tant nécessaire, c’est le retour aux choses connues.
La crise COVID-19 constitue une telle situation. Nous avons des polarités diverses. Il y a bien sûr les théories du complot, dont je ne ferai pas l’apologie ici. Je vous présente deux polarités observées, que je décris sciemment de manière exagérée, voire caricaturale. Je ne peux cacher à mes lecteurs, que ce billet est aussi écrit « de mon point de vue », qu’il est donc d’une subjectivité autant imparfaite qu’assumée. Il n’y a ici que des descriptions qui se veulent le plus neutres possible, sans émotion ni jugement.
Une vision du monde…
Une vision du monde sur la crise actuelle pourrait être décrite de la manière suivante :
Il s’agit avant tout d’une crise sanitaire ;
La crise a démarré en Chine fin 2019, et se terminera probablement vers 2021-2022 ;
Il s’agit d’une crise sanitaire majeure, de nature catastrophique. La surmortalité est massive. Les autres problèmes de santé sont à mettre en seconde priorité ;
Cette crise étant de nature sanitaire, elle nécessite le recours à des experts du monde médical et de la santé publique ; ils sont les seuls légitimés à s’exprimer et devraient être entendus en priorité. Tout autre expert n’est pas habilité à s’exprimer ;
Le problème majeur est la propagation du virus SARS-CoV2: en conséquence, le virus peut et doit être contrôlé ;
La seule stratégie est de réduire fortement les interactions humaines ;
Les stratégies de confinement fonctionnent : il faut les renforcer ;
Les mesures à court terme ayant un impact sur la santé somatique ont la priorité;
La seule solution possible est le vaccin ;
Une vie sociale « comme avant » ou similaire (« new normal ») est possible et désirée (« status quo ante »).
… ou une autre vision du monde
Une autre vision, plus holistique et à laquelle je ne cache pas souscrire a priori, est la suivante :
Il s’agit d’une crise sociétale, multidimensionnelle ; la dimension médicale n’en est qu’un volet ;
La crise trouve ses origines bien avant 2019 (les politiques de santé et hospitalières, la dégradation de notre environnement, les facteurs démographiques etc.). Ses effets se répercuteront longtemps : elle durera plusieurs années, et constitue très probablement un point de bascule ;
Il s’agit d’une crise sanitaire importante, mais pas dramatique en comparaison d’autres épidémies (grippe espagnole) ou d’autres problèmes de santé publique (tabagisme, tuberculose). La surmortalité est certes supérieure en comparaison des dernières années, toutefois elle ne concerne qu’une frange de la population (plus de 65 ans). Les gens ne sont pas en train de tomber comme des mouches. Le taux de mortalité en 2020 est au niveau de ceux de la fin des années 1990 ;
Cette crise étant de nature systémique, elle nécessite une approche multidisciplinaire. La diversité des profils et l’intelligence collective sont la clé. Tous les regards, également divergents, également des non-experts, sont les bienvenus ;
Le problème est multiple et difficile à définir. Toutefois, la question centrale semble être la maladie COVID-19, qui conduirait à une surcharge du système de santé. Le virus et sa propagation ne peuvent pas être contrôlés ;
En conséquence, la maladie (sa prévention, sa prise en charge, son traitement) devrait être au cœur des stratégies ;
Il n’est pas évident que les stratégies de confinement fonctionnent : les renforcer conduit à beaucoup d’effets secondaires certains, dans l’espoir de pouvoir tout de même avoir un résultat ;
La santé devrait être abordée de manière globale, en intégrant à importance égale la santé psychique et ce dans une réflexion sur le long terme ;
Le vaccin est une des mesures de santé publique : il est complémentaire à la prévention et aux possibilités de traitement ;
Il n’y aura plus de société « comme avant » : les interdépendances avec d’autres dimensions (énergie, inégalités sociales, nouvelles dettes etc.) rendant tout « retour en arrière » impossible.
Le piège de la logique ordinaire
A ce stade, en me lisant, vous aurez naturellement tendance à vouloir adhérer à une vision et rejeter l’autre. C’est bien naturel. Et je m’attends à ce que cela se manifeste dans les commentaires.
Mais nous allons jouer un autre jeu.
Ce type de polarité est bien connu : selon la logique traditionnelle (principes de non-contradiction et de tiers exclu), deux propositions contradictoires ne peuvent pas être vraies en même temps. Si une des visions du monde est « vraie », alors l’autre ne peut être que « fausse ». Si A est vrai, B est fausse. Si B est vraie, A est fausse. Il s’agit d’une tension entre A OU B.
C’est une situation bloquante, particulièrement lorsqu’il s’agit de prendre des décisions. Nous avons le choix entre opter pour une option, et alors par besoin de cohérence, de se rassurer, nous allons argumenter pour défendre cette position, et parfois argumenter pour démolir l’autre point de vue (ce qui malheureusement se manifeste aussi avec des attaques ad personam autant disgracieuses que toujours plus fréquentes).
C’est un jeu à somme nulle, qui conduit à une issue gagnant-perdant, ou perdant-perdant. Il va sans dire que si on extrapole cela à l’ensemble d’une nation, d’une population, générer des quantités de perdants n’est pas un signe d’un futur convivial et radieux. Bien sûr, il y aura des forces qui chercheront à gagner et à écraser ceux qui pensent autrement (pensons à la question de l’obligation vaccinale, de passeports-vaccin, de droits différents pour assister à des événements culturels ou sportifs etc.). Le prix à payer risque d’être une augmentation des frustrations, des désobéissances, des oppositions.
La juxtaposition : A ET B
Heureusement, il existe des pistes pour sortir d’un tel blocage, pour utiliser ces polarités comme des « tensions génératives » (Robert Dilts). Avec l’approche du tétralemme, une logique bouddhiste que l’on retrouve en particulier dans les koans zen.
A partir de la définition des polarités, tels que je l’ai fait plus haut – de manière parfaitement subjective et un brin provocatrice, je l’admets – deux nouveaux mouvements sont possibles.
Le premier est de considérer que A ET B sont vraies, au-delà de leurs contradictions apparentes. Juxtaposer les points de vue, les confronter (étymologiquement : situé près de, avec front), plutôt qu’affronter (étymologiquement : abattre en frappant sur le front).
La crise est à la fois une crise sanitaire ET EN MÊME TEMPS une crise sociétale ;
Il y a besoin à la fois de maîtriser le virus ET EN MÊME TEMPS la maladie ;
C’est à la fois une crise catastrophique ET EN MÊME TEMPS pas si catastrophique que cela ;
Il y a à la fois besoin d’experts de la santé ET EN MÊME TEMPS d’autres compétences ;
Il y aura à la fois un retour vers une forme de normalité ET EN MÊME TEMPS une évolution vers quelque chose de nouveau.
Cela permet de créer un terreau de réconciliation, qui génère un nouvel espace de réflexion, dans un respect des connaissances et opinions. Une réelle co-construction.
L’annihilation : NI A NI B
Le second est de considérer que A et B sont fausses, soit NI A NI B.
Ce n’est NI une crise sanitaire, NI une crise sociétale ;
Il n’y a besoin de contrôler NI le virus, NI la maladie ;
La crise n’est NI catastrophique, NI non-catastrophique ;
Il n’y a besoin NI des experts, NI des non-experts ;
La vie d’après ne sera NI comme avant, NI différente.
Cet exercice de pensée paraît a priori absurde. En fait, il met en échec la logique ordinaire et force à se laisser imprégner par une connaissance intuitive (Intuition : connaissance directe, immédiate de la vérité, sans recours au raisonnement, à l’expérience [Larousse]).
C’est par l’abandon total de la polarité qu’il devient possible de transcender cette polarité et d’aboutir à une nouvelle compréhension.
Vite dit…
Mais attention : cela nécessite une approche bienveillante, appréciative, basant sur la sécurité psychologique, l’intelligence collective, la systémique. Pratiquées avec rigueur, ces approches permettent d’avoir un effet médiateur, de réduire les biais psychologiques et de groupe, de calmer le reptilien (qui se manifeste sous forme de peur, colère, agressivité) et de générer de nouvelles prises de consciences qui seront sources d’innovations, lesquelles auront l’avantage de convenir au plus grand nombre.
Le choix est simple : vouloir avoir raison, et contribuer à ce que tout se bloque ; ou être prêt à considérer sa connaissance comme possiblement fausse, et s’ouvrir à des réflexions inattendues. Insister « logiquement », ou tendre vers la sagesse.
Et vous, quelle posture prendrez-vous dans l’intérêt du bien commun ?
“La logique est le dernier refuge des gens sans imagination.”
Oscar Wilde
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