top of page
Philippe Vallat

Et où en est votre immunité cognitive?

Dernière mise à jour : 22 mars

Billet publié initialement sur le blog du Temps.


CAVEAT : si vous n’avez pas l’intention de lire ce texte jusqu’au bout ni de vous remettre en question, lisez autre chose …

Nous vivons une époque mouvementée, pleine d’incertitudes qui nous pèsent. Cela concerne toutes les populations, et n’épargne ni les dirigeants, ni les scientifiques, ni les journalistes. Certains parmi nous disposent pourtant d’une immunité cognitive, acquise plutôt qu’innée d’ailleurs. Décryptons à la lumière de l’actualité covidienne ce phénomène, voyons comment renforcer notre immunité cognitive, et un petit test à la fin.


Pourquoi une immunité cognitive ?

Cette crise pandémique a mis en évidence des émergences inquiétantes : fake news, théories du complot, campagnes de dénigrement, attaques personnelles, clivages dans la société, accaparation et monopolisation par certains milieux de valeurs pourtant communes (la « science », la « vérité », la « solidarité » etc.), développement d’un langage jugeant (« corona-sceptiques », « anti-vax », « complotistes »).


On parle de terrain miné cognitif, car les biais psychologiques, ou biais cognitifs, si caractéristiques des environnements VUCA, sont légion. Et inévitables. Même pour moi. Et pour vous. Et pour nos dirigeants. Malheureusement, notre cerveau n’est évolutivement pas adapté aux changements rapides que notre civilisation a connu durant les temps modernes : il est par nature défaillant dans ce monde complexe. Personne ne naît immunisé cognitivement. Personne ne reçoit de certificat cognitif par nomination ou élection.


Comment s’expriment ces défaillances ?

En premier lieu, nous n’aimons pas l’incertitude. Le fait de ne pas savoir ce qui va se passer génère de l’anxiété. Cela conduit les gens à préférer recevoir un choc électrique maintenant, plutôt que rester dans le doute qu’ils pourraient en recevoir un à un moment indéterminé. Ce phénomène s’appelle intolérance à l’incertitude, une sorte d’allergie psychologique, causée par divers processus psychologiques complexes.

Cette intolérance à l’incertitude génère typiquement des comportements de contrôle ou d’évitement.


  • Contrôle : on cherche à se rassurer en multipliant la recherche d’information, le recours aux experts, ou en (s’)inventant des histoires crédibles (dont les théories du complot peuvent faire partie).

  • Evitement : on met en place des mécanismes, le plus souvent inconscients, de filtres de la réalité. Le biais de confirmation : on ne sélectionne que les informations qui confirment ce que je sais ou crois déjà. Effet tunnel : on s’abstient de regarder ailleurs, pour ne pas être mis face à de nouvelles informations qui pourraient accroitre l’ambiguïté, la complexité ou l’incertitude, ou se mettre en dissonance cognitive.


Cela conduit à des comportements irrationnels, tel que prendre un important risque certain, plutôt que prendre un moindre risque incertain. Cela s’appelle l’aversion au risque pour les gains et attirance au risque pour les pertes, selon les travaux de D. Kahneman.


Utiliser l’incertitude ?

Constat : l’incertitude a un impact sur les décisions à prendre. On peut la subir inconsciemment, ou on peut l’utiliser en conscience. L’incertitude, quand elle est combinée à la curiosité et à des ancres de certitude, est source d’innovation.


Et suivant de quel côté de la Force vous vous positionnez, il est possible d’utiliser l’incertitude à dessein, en faisant du « design décisionnel », en utilisant également des techniques de Nudge (incitations douces) : il suffit de semer de l’incertitude, et de proposer ensuite une solution rapide, simple, et facile d’accès, qui lève l’incertitude et donc l’anxiété qui lui est liée : cela soulage. Émerge d’ailleurs un nouveau concept, celui de « weaponizing uncertainty », soit l’utilisation de l’incertitude comme arme. Troublant, n’est-ce pas ?


Quelques réflexions tirés de l’actualité covidienne

L’intolérance à l’incertitude est intéressante à observer. On peut ici se poser la question en quoi un tel mécanisme contribuerait à un certain engouement pour des mesures recommandées par les autorités telles que la vaccination ou le certificat covid. En effet, choisir de ne pas se faire vacciner maintient un haut degré d’incertitude pour sa propre vie : je ne sais pas si je tomberai malade, si je ferai une forme grave, si j’en mourrai, si je propagerai le virus, si je pourrai voyager, si j’aurai d’autres inconvénients etc. Tant de questions ouvertes, cela peut être anxiogène.


On peut même se demander en quoi les décisions et mesures confuses de nos autorités, appelées « assouplissements », qui compliquent nos vies plus qu’elles ne les simplifient, contribuent, par intention ou par inadvertance, à nourrir cette intolérance à l’incertitude. En particulier, les incertitudes autour de l’utilisation qui sera faite du certificat covid (« utilisation pas plus longtemps que nécessaire ») semblent ainsi contribuer à rendre la vaccination attractive, car la vaccination devient une alternative qui réduit l’anxiété. L’hypothèse que cela pourrait être délibéré de la part de nos autorités est un procès d’intention que je ne ferai pas.


Cette aversion au risque pour les gains et préférence au risque pour les pertes peut conduire à des réflexions surprenantes. Ainsi, le leitmotiv politique d’ « éviter les morts évitables », pourrait signifier : être certain de sauver les personnes à risque, plutôt qu’être dans le doute de pouvoir sauver tout le monde. Ou, pour parler d’autre thèmes soumis prochainement à votation populaire : être certain que notre agriculture continue à polluer les sols et les eaux, plutôt que prendre le risque d’une agriculture, inconnue, qui soit plus respectueuse de nos conditions de vie.


Est-ce que les résultats des votations seraient alors une mesure directe de l’intolérance à l’incertitude de la population ?


L’entraînement de base individuel

Quelles sont les facteurs qui prédisposent à plus d’immunité cognitive individuelle ?

  • Certainement et en premier lieu, une grande culture générale. Lisez, lisez, lisez. Pas ce que les algorithmes des réseaux sociaux vous proposent, mais ce que vous choisissez vous-même. Soyez à l’écoute de ce que votre réseau lit et regarde, flânez dans les librairies, participez à des événements culturels hors de votre zone de préférence.

  • Adonnez-vous à la contemplation. Développer votre curiosité. Emerveillez-vous. Promenez-vous dans les bois, méditez, pratiquez un art, ennuyez-vous. Méditer en groupe sans contrôler la séance et sans connaître à l’avance la durée de la période de médiation est un excellent exercice tout simple.

  • Changez vos routines: musclez votre tolérance à l’incertitude. Découvrez un nouveau restaurant, changez de route pour rentrer à la maison, asseyez-vous ailleurs à la table de repas ou de conférence.

  • Travaillez vos peurs. Imaginez-vous régulièrement vos pires fantasmes, jusqu’au bout. Regardez vos fantômes et démons droit dans les yeux.


L’entraînement avancé collectif

C’est simple, mais ce n’est pas facile.

  • Prendre soi-même une posture de grande humilité. Très grande. Quel que soit son propre degré d’expertise, de qualification, de responsabilité, nous en savons beaucoup moins que ce nous croyons;

  • S’entourer de personnes qui ne pensent PAS comme vous : grande diversité dans la constitution des groupes de travail. Fuir les flatteurs de toute sorte ;

  • Mettre officiellement en place un système de pensée divergente : un fou du roi, une Red Team, un avocat du diable. Cette fonction sera légitimée et protégée de toute forme de pression, de violence, d’influence ;

  • Chercher les déviants, les exceptions, les avis minoritaires : s’intéresser à toute bribe d’information, tout signal faible qui est contraire à ce qu’on pensait être vrai jusqu’à aujourd’hui, tout ce qui apparaît nouveau, inattendu, surprenant, saugrenu. Mettre en place une veille thématique avec cette mission explicite ;

  • Nourrir et soigner la sécurité psychologique au sein des équipes ; suspendre toute forme de jugement ;

  • Se préparer mentalement à devoir reconnaître publiquement ses erreurs, à présenter des excuses. Car le monde est méchant et à besoin de cohérence, de certitudes et de sécurité : on vous jugera pour vous adapter continuellement ;

  • Travailler votre communication ;

  • Créer des espaces de méta-réflexions avec vos équipes : développer un langage qui permette de partager sur les biais cognitifs, apprenez à identifier les présupposés ;

  • Entraînez-vous sans relâche : rigueur et discipline ;

  • Prendre soi-même une posture de grande humilité. Très grande. (sic)


Test individuel

Si vous avez réussi à lire ce long article jusqu’au bout, bravo ! C’est signe que vous avez pris le temps et êtes prêt à vous remettre en question. Vous avez gagné 2 points d’immunité cognitive, continuez !

Remerciements à Christopher Cordey pour l’inspiration du titre et diverses réflexions sur ce thème.

Pour aller plus loin:

  • Ariely, Dan, et Christophe Rosson. C’est (vraiment ?) moi qui décide. Flammarion, 2012.

  • Fields, Jonathan. Uncertainty : Turning Fear and Doubt into Fuel for Brilliance. New York: Portfolio/Penguin, 2011

  • Kahneman, Daniel. Système 1, système 2: les deux vitesses de la pensée. Flammarion, 2012

221 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page