COVID-19: approche systémique (2)
Dernière mise à jour : 24 févr. 2021
Résultats des travaux de cours relatifs à l’approche systémique appliquée à la crise COVID-19, dans le cadre du
Séminaire de recherche « Gestion de projets socio-techniques complexes »;
Master en Politique et Management Publics, 23-25 novembre 2020, UNIL/IDHEAP
Arbër Beqa, Lucas Romy, Dr Philippe Vallat
Nous publions ici une série d'articles tirés d'une publication en cours de rédaction.
5 Thème 3 : Société post-covid
6 Thème 4 : Confiance dans les autorités
8 Synthèse et conclusions
9 Méta-discussion
10 Littérature complémentaire
2 Introduction théorique
De manière à rendre les étudiant.es rapidement en mesure de travailler en groupe, le séminaire démarre par une introduction générale sur les thèmes des politiques de santé, de la complexité et de la pensée systémique.
2.1 Brève introduction des politiques de santé
Afin de donner un cadre de réflexion pour la pandémie SARS-Cov-2, le modèle de catégorisation des résultats de Promotion Santé Suisse[1] est présenté de manière à illustrer la notion de déterminants de la santé.

Figure 2: Modèle de catégorisation des résultats, Promotion Santé Suisse
Il s’agit d’un des nombreux modèles existants, utilisé ici afin de sensibiliser à la dimension multifactorielle de toute problématique de santé publique, voire de toute politique publique.
2.2 Complexité
Dans le langage courant, le qualificatif “complexe” est souvent utilisé comme synonyme de “très compliqué”. Or la complexité est une caractéristique différente de la complication.
Divers modèles et outils permettent de faire cette distinction, et d’accéder à un degré de compréhension plus éclairé de la complexité. L’enjeu de toute situation managériale, de toute politique publique, est de comprendre correctement le contexte et les caractéristiques d’une problématique, de manière à adopter un positionnement en adéquation avec celles-ci : il s’agit donc de privilégier une approche situative plutôt que normative.
2.2.1 Modèle VICA
VICA (VUCA en anglais) est un acronyme inventé par l’armée américaine dans les années 1990 pour quatre paramètres d’une situation ou d’un contexte, à savoir la volatilité, l’incertitude, la complexité et l’ambiguïté. Chacun de ces paramètres constitue un phénomène en soi, chacun d’eux exigeant une attitude et une réponse spécifiques[2].
La volatilité est définie comme la nature et la dynamique du changement (amplitude, force et vitesse du changement). Elle provoque la peur, une aversion au risque et des réactions de repli sur ce qu’on a toujours fait («back to basics »).
L’incertitude est définie comme le degré d’imprévisibilité inhérent à une situation ou événement. Elle provoque la paralysie par une tendance à investir de manière excessive et futile dans la collecte et l’analyse de données.
La complexité est définie comme le degré de dépendances et d’interactions entre facteurs multiples. Elle induit la trivialisation, le désir de trouver un facteur causal unique (bouc émissaire), des solutions simples qui souvent sont erronées.
L’ambigüité est définie comme le degré de diversité d’interprétations que l’on peut faire sur la base des informations disponibles. Elle induit le doute, la méfiance, l’hésitation et fait obstacle à la prise de décision et au changement.

Figure 3: VUCA (Credit https://medium.com/@pamelameyerphd/leading-through-vuca-volatility-uncertainty-complexity-and-ambiguity-769088de8815)
2.2.2 Modèle Cynefin
Le modèle Cynefin[3], développé par Dave Snowden et al.[4], décrit trois états possibles pour toute situation, à savoir un état ordré (domaines «simple» et «compliqué»), un état complexe et un état chaotique. Bien qu’il soit utile comme outil de catégorisation, le modèle Cynefin est une manière de représenter aussi les dynamiques entre ces états: il permet de mettre en contraste les divers domaines et d’expliciter ce qu’on en sait, comment on les perçoit et également comment il faudrait les aborder. Voyons ci-après les quatre domaines de manière plus détaillée.

Figure 4: Modèle Cynefin
Un système simple est un système où les relations de cause à effet sont triviales. Les problèmes comme les solutions sont bien compris.
Exemple : en activant un interrupteur, j’obtiens de la lumière. La démarche proposée est «sense – categorize – respond», soit
a) percevoir (une problématique, ici «il fait sombre»)
b) attribuer à une catégorie de ce que je connais («en activant l’interrupteur, j’aurai de la lumière») et
c) répondre, agir avec une solution connue («activer l’interrupteur»).
C’est le domaine des meilleures pratiques (répétition de solutions standards).
Un système compliqué est un système où les relations de cause à effet ne peuvent être établies que par un travail d’investigation et d’analyse (a priori). Le problème est relativement connu et la démarche pour le solutionner également.
Exemple : une panne dans un moteur. La démarche proposée est alors «sense – analyze– respond», soit recourir à l’analyse ou aux experts:
a) percevoir (une problématique, ici «le moteur ne fonctionne plus»)
b) analyser de manière à comprendre ce que je ne comprends pas («chercher la cause de la panne, comprendre si je peux réparer moi-même ou faire appel à un dépanneur») et
c) répondre, agir selon le plan («si je ne sais pas réparer, j’appelle le dépanneur»).
C’est le domaine des bonnes pratiques (répétition de méthodes standards, avec amélioration continue).
Un système complexe est un système où les relations de cause à effet ne peuvent être établies qu’a posteriori. Le problème n’est déjà pas bien connu et chercher à le comprendre
nécessite une expérimentation. Le résultat ne devient évident que lorsqu’il apparaît.
Exemple : le jardinage (pour un débutant). La démarche proposée est alors «probe – sense – respond», soit
a) expérimenter («préparer le sol, semer les graines, arroser», dans le but de
b) générer du feedback («observer si ce que j’ai semé pousse») et donc du savoir («établir les liens de causes à effets a posteriori») et
c) répondre, définir les étapes suivantes sur la base du savoir généré («récolter ce que j’ai semé, utiliser le nouvel apprentissage pour la prochaine saison»). Démarche à répéter jusqu’à ce que la problématique devienne compliquée.
C’est le domaine des pratiques émergentes : plutôt qu’appliquer une quelconque méthode standard, la méthode de clarification du problème et d’élaboration d’une solution est
construite en même temps que le problème est abordé. Ici, se perdre dans l’analyse – en cherchant p.ex. des informations complémentaires afin de prendre une «bonne décision» – est contreproductif, car chronophage et d’une aide insuffisante.
Un système chaotique est un système qui échappe à tout type de compréhension.
Exemple : Fukushima. L’objectif est de limiter les dégâts et de déplacer la situation dans
les autres domaines du quadrant Cynefin. La démarche proposée est alors «act – sense – respond», soit
a) agir («verser de l’eau sur le réacteur en fusion»),
b) évaluer les résultats de l’action et apprendre («quels sont les résultats, la démarche a-t-elle été fructueuse») et
c) définir les étapes suivantes sur la base des effets observés et du savoir généré.
C’est le domaine des nouvelles pratiques, de l’innovation.
Le domaine au centre du quadrant est le domaine du désordre, soit de l’impossibilité de définir à quel domaine appartient une situation. La démarche consiste à collecter
de l’information respectivement identifier ce qu’on ne sait pas, de manière à pouvoir se déterminer.
1.2.3 Graphe de Stacey
Le graphe de complexité de Stacey[5] est un modèle simple qui permet de représenter une situation socio-technique : une dimension décrit le degré de certitude sur la solution au problème adressé, tandis que l’autre décrit le degré d’accord entre les parties prenantes. Ce modèle permet de décrire une situation, sa dynamique, et de réfléchir aux stratégies possibles.

Figure 5: Graphe de complexité de Stacey
2.3 Limites de la pensée rationnelle
La particularité des systèmes socio-techniques complexes est qu’ils nous mettent en situation de dépassement : l’ignorance, l’incertitude, les ambiguïtés rendent la compréhension de la situation ardue. Tout cela génère des émotions telles que la peur et le doute. Ce sont des situations que l’on peut décrire de terrain miné psychologiquement, sur lequel les biais cognitifs sont fréquents et conduisent, si l’on n’y prête pas une attention particulière, à des décisions de piètre qualité.
Un mode de pensée ordinaire s’articule sur des schémas mentaux qui peuvent être les suivants :
● La dynamique est perçue comme linéaire et prédictible ;
● Les changements sont considérés comme des perturbations désagréables et non désirées ;
● L‘incertitude (le non-savoir/ l’ignorance) équivaut à de l‘incompétence ;
● Les méthodes et standards doivent être appliqués de manière rigoureuse et contrôlée ;
● «Qui est responsable (et donc coupable)?» ;
● On attend des planifications sûres ;
● Les conflits et contradictions ne sont pas suffisamment discutés et traités (manque de communication) ;
● Tout ce qui n’est pas mesurable est ignoré ;
● L’illusion de contrôle conduit à un interventionnisme exagéré.
Un mode de pensée élaborée s’appuie quant à lui sur les prémisses suivantes :
● Ralentir le mode de pensée, le rythme de travail ;
● Appréhender la problématique de manière globale, au-delà de ses apparences ;
● En comprendre la dynamique et le fonctionnement intrinsèque en évitant :
○ impatience et micromanagement face aux effets retardés ;
○ lutte contre les symptômes à défaut d’avoir compris les causes ;
○ actions spectaculaires plutôt que les pertinentes ;
● Développer la pensée du « point zéro » : méditation, ralentissement conscient de sa pensée, écoute véritable, suspension du jugement et présence ;
● Développer et nourrir un « esprit du débutant » : humilité, prédisposition à la remise en question, curiosité, écoute empathique et conscience de ses propres biais cognitifs ;
● S’appuyer sur les approches systémiques, les sciences de la complexité ;
● Solliciter l’intelligence collective plutôt que l’intelligence collectée ;
● Veiller à la sécurité psychologique ;
● Développer l’art du non-agir.
Il s’agit donc d’exercer du discernement et de savoir adopter les approches adéquates en fonction des circonstances[6]:

Tableau 1: Caractéristiques des situations et de la manière de les aborder
2.4 Modélisation systémique
Une modélisation systémique qualitative est une transcription abstraite et descriptive de tout ou partie d’une réalité concrète telle que perçue par des observateurs[7]. Toute modélisation est partielle et subjective, ce qui conduit à l’adage et principe de précaution suivant: “tous les modèles sont faux, certains sont utiles”. La modélisation décrit la problématique actuelle qu’on souhaite résoudre sous forme d’un ensemble de variables interconnectées de manière dynamique. La modélisation doit servir à comprendre la dynamique d’un système complexe (entre ses états d’équilibre et de déséquilibre), et d’identifier les paramètres, appelés variables, ayant un rôle déterminant dans ces dynamiques.

Figure 6: Modélisation et perception
Les connexions entre les variables sont décrites avec une polarité (plus de « variable A » conduit à plus ou moins de « variable B »), une intensité (faible, moyenne ou forte) et un délai (court, moyen ou long terme).

Figure 7: Composants d'un modèle systémique qualitatif
La dynamique du système est décrite par différentes boucles de rétroactions, les
boucles de renforcement ou feedbacks positifs et les boucles de régulation ou feedbacks négatifs.

Figure 8: Systèmes à feedback positif (avec boucles de renforcement)

Figure 9: : Systèmes à feedback négatif (avec boucles de régulation)
La modélisation systémique passe par quatre étapes de travail :
1) Définition de la variable centrale représentative de la problématique ;
2) Identification des variables clés qui ont, directement ou indirectement, un lien avec la variable centrale ;
3) Définition des relations de causalité entre les variables ;
4) Interprétation et analyse du système et de sa dynamique.

Figure 10: Etapes d'une modélisation systémique
L’analyse du degré d’activité/passivité et de connexion de chaque variable, en utilisant la matrice d’interactions de Vester, permet de comprendre sa contribution à la dynamique d’un système, en particulier si elle contribue à le stabiliser, le déstabiliser ou si elle est neutre.
Il existe quatre types de variables dans un système, caractérisées par leur degré de connexion et d’activité :

Figure 11: Caractérisation des variables d'un système en fonction de leur degré de connexion et d'activité
Variables fortement connectées et passives (type 1)
Variables fortement influencées dans le système, mais ne transmettant pas l’influence plus loin dans le système (effet tampon). Les changements dans le système se voient bien dans ces variables, qui peuvent servir d’indicateurs. Par contre, il n’est pas utile de vouloir modifier ces variables (lutte contre un symptôme).
Variables fortement connectées et actives (type 2)
Variables fortement influencées dans le système et répercutant en les amplifiant les effets dans le système (effet catalyseur). Attention dans la manipulation de ces variables.
Variables faiblement connectées et passives (type 3)
Variables avec une certaine dépendance aux autres et avec peu d’impact sur le système. Une modification de ces variables n’a que peu d’effet, souvent retardé. Variables demeurant stables dans le système en dépit des changements. Si ces variables sont liées à des variables très actives, risque d’induire des impacts importants avec de faibles changements
Variables faiblement connectées et actives (type 4)
Une faible connexion et un fort impact indique que ce type de variables peut avoir un impact spécifique important avec des effets secondaires limités. Ces variables sont rarement activables de l’intérieur du système et nécessitent une intervention externe.

Figure 11: Caractérisation détaillée des variables d'un système en fonction de leur degré de connexion et d'activité
Ce qui est intéressant dans une modélisation systémique n’est pas tant le résultat, le modèle obtenu, que le processus lui-même qui conduit à de nouvelles connaissances et compréhensions. Comme le dit Jean-Louis Le Moigne: «Les projets du système de modélisation ne sont pas donnés : ils se construisent. Autrement dit, la tâche la plus importante du modélisateur n'est pas de résoudre un problème présumé déjà bien posé. Elle est de formuler le ou les problèmes qu'il s'avérera pertinent de résoudre : il faut apprendre à résoudre le problème qui consiste à poser le problème».
[1] Outil de catégorisation des résultats de projets de promotion de la santé et de prévention, Promotion Santé Suisse, Juillet 2005 https://promotionsante.ch/assets/public/documents/fr/5-grundlagen/wirkungsmanagement/ergebnismodell/Guide_Outil_de_categorisation_des_resultats_de_Promotion_Sante_Suisse.pdf [2] Bennett, Nathan, and Lemoine, G. James. «What a Difference a Word Makes: Understanding Threats to Performance in a VUCA World.» Business Horizons 57.3 (2014): 311–317. [3] Prononcer [ kɥ.ne.vin ] [4] Kurtz, C.F., and S.J. Snowden. «The New Dynamics of Strategy: Sense-Making in a Complex and Complicated World».» IBM Systems Journal 2003: 462 – 483. [5] Stacey RD. Strategic management and organisational dynamics: the challenge of complexity. 3rd ed. Harlow: Prentice Hall, 2002. [6] Le modèle Cynefin et l’intelligence émotionnelle, Philippe Vallat, 2013, https://www.comitans.ch/post/le-mod%C3%A8le-cynefin-et-l-intelligence-%C3%A9motionnelle [7] Voir p.ex. Plan de santé mentale du canton de Fribourg : une approche systémique pour élaborer une politique publique, Philippe Vallat et al., Rev Med Suisse 2020 ; 16 : 1518-21