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  • Philippe Vallat

En finir avec "l'innovation disruptive"

Dernière mise à jour : 31 janv. 2022

Pas un jour sans tomber sur un article, un blog, un communiqué de presse qui, d’une manière ou d’une autre, se gargarise de la notion d' «innovation disruptive». Non pas que l’innovation de rupture soit mauvaise en soi, mais plutôt sa quête effrénée, son adulation telle un nouveau Saint Graal. Et non, ma voix ne se joindra pas à ce chœur bêlant. Et voilà pourquoi.


Innovation disruptive, quésaco ?

L’innovation de rupture (ou disruptive) est un terme inventé dans les années 1990 par le professeur de Harvard Clayton Christensen. L’innovation de rupture est un processus au sein duquel une innovation initiale occupe une niche qui paraît inattractive pour ensuite transformer un marché ou un secteur en introduisant de la facilité et accessibilité là où prévalaient les complications et coûts élevés et aboutir à la création d’un nouveau marché, radicalement différent des marchés existants. Il peut s’agir d’innovation technologique (technologie de rupture), dans le domaine des produits ou des services, ou encore dans le positionnement stratégique d’une entreprise (comme peuvent l’être des stratégies Océan Bleu). Les ordinateurs personnels ou l’Iphone sont traditionnellement considérés comme des innovations de rupture. Toutefois, toute innovation n’est pas forcément disruptive, et Clayton Christensen a réagi en 2015 dans un article détaillé sur l’utilisation inflationniste du terme.


Des présupposés douteux

Beaucoup d’aveuglement, de présupposés et de non-dits autour de la quête effrénée de l’innovation de rupture: globalement il est sous-entendu qu’elle n’apporterait que des avantages et devrait être activement recherchée, forme de nouvelle injonction envers les entrepreneurs.

Elle serait au service d’une « croissance verte », de la « transition énergétique ». Or la « croissance verte » est un mythe, comme celui des « énergies 100% renouvelables », nouveaux termes de novlangue. Les démarches de la « star » Elon Musk comme de Bertrand Piccard ressemblent plutôt à du « Greenwashing », ce que le lecteur comprendra plus bas en poursuivant sa lecture.

Elle s’appuie massivement sur la digitalisation, l’hyperconnection, l’internet des choses. Or la digitalisation, autre concept novlangue que nous aimerions bien pourfendre à l’occasion, occulte largement voire complètement les ressources matérielles et énergétiques nécessaires à sa réalisation et son exploitation, la fragilité générée par les dépendances entre les systèmes, et la possible prochaine baisse de disponibilité et stabilité d’internet (le « capacity crunch »).

Elle devrait être un processus voulu, conçu, donc logique, déductif et rationnel (logique du « compliqué » selon le modèle Cynefin), avec un pronostic raisonnable de succès. Or d’une part la grande majorité des innovations (voulues) échouent, alors que les succès, y.c. disruptifs, se sont révélés comme tels a posteriori (logique du «complexe» selon le modèle Cynefin), souvent comme des anomalies ou des ratages (pensons à la pénicilline).


L’innovation (disruptive) est donc comme un jardin dont on peut prendre soin : si quelque chose de valable émerge, il aura fallu un peu de travail, pas mal de temps et beaucoup, beaucoup de chance, un facteur qu’on peut activement travailler d’ailleurs selon le professeur Philippe Gabillet. Pousser plus fort la disruption ne la fera pas apparaître par enchantement, pas plus que tirer sur le gazon ne le fait grandir...


Que faire alors ? Décroissance subie ou volontaire ?

Les choses sont on ne peut plus claires : a) nous vivons dans un monde fini aux ressources, notamment minérales, limitées, dans leur quantité et/ou accessibilité

b) l’utilisation des ressources (minérales et énergétiques) croit de manière exponentielle (parallèlement à la pollution et aux perturbations climatiques d’ailleurs...).

Alors, comment se terminent les histoires des croissances infinies dans un monde fini ? Les lecteurs curieux – et courageux - s’intéresseront aux travaux de Joseph Tainter...


La décroissance arrivera inéluctablement (et probablement plutôt tôt que tard), à nous de choisir si nous voulons la subir (en poursuivant le « business as usual ») ou alors l’induire et la conduire volontairement. A ce titre, la véritable innovation de rupture pourrait être dans les basses technologies (« low tech »), des technologies peu gourmandes en matière et énergie, résilientes, durables, réparables, simples, telles que préconisées par l’ingénieur Philippe Bihouix. Ou encore dans ce que le philosophe Bernard Stiegler appelle la « disruption positive ». Mais pour cela, il faudra bien oser remettre en question le libéralisme et le principe d’autorégulation...


Que faire alors ? L'autruche?

En résumé, «disreuptive innovéscheune», «digitalizéscheune», «globalizéscheune» (c’est mieux quand c’est dit en anglais...) sont des mots-bateaux, des concepts fourre-tout, des nouvelles croyances, des nouvelles idoles du temple de la croissance économique, cette « Déconnomie » comme l’appelle Jacques Généreux, qui restent aveugles au contexte (les stratèges savent-ils encore faire une analyse PESTEL et en tirer les conséquences ?) : les limites physiques, les questions de durabilité et résilience des systèmes, de disponibilité des ressources et énergies, des impacts environnementaux et sociétaux ne sont guère évoquées. On oublie allégrement le Brexit, l’élection de Trump, les records de températures au Pôle Nord et Fukushima (suivez cette excellente curation), rien à voir, circulez.


Que faire alors ? Nous « déciviliser » ?

Comme préconisé par Edgar Morin, il va falloir changer de mode de penser. Ne serait-il pas temps que les dirigeants, politiques comme économiques, cessent de se voiler la face et osent – et cela nécessite un courage immense – regarder et se confronter à la réalité, les choses telles qu’elles sont ? Et pour cela, le « Dark Mountain Manifesto », lancé en 2009 par deux écrivains et activistes, Paul Kingsnorth et Dougald Hine, est une réelle source d’inspiration. Le principe de base en est que le monde de demain ne sera pas une amélioration du monde d’aujourd’hui. Voici traduits les « huits principes de décivilisation »:

  1. Nous vivons dans une époque de démontage social, économique et écologique. Les signes autour de nous indiquent que toute notre manière de vivre est en train de devenir histoire. Nous allons faire face à cette réalité avec honnêteté et apprendre à vivre avec elle.

  2. Nous rejetons la fatalité qui soutient que les crises convergentes actuelles peuvent être réduites à un ensemble de « problèmes » nécessitant des « solutions » technologiques ou politiques.

  3. Nous croyons que les racines de ces crises se trouvent dans les histoires que nous nous sommes racontées à nous-mêmes. Nous avons l’intention de mettre au défi les histoires qui soutendent notre civilisation : le mythe du progrès, le mythe de l’anthropocentrisme et le mythe de la séparation de la « nature ». Ces mythes sont plus dangereux du fait que nous avons oublié qu’il s’agit de mythes.

  4. Nous allons réaffirmer le rôle de la narration au-delà d’un simple divertissement. C’est par les histoires que nous tissons la réalité.

  5. Les humains ne sont pas l’objet ni le but de la planète. Notre art commencera par la tentative de sortir de la bulle humaine. Avec une prudente attention, nous allons nous réengager avec le monde non-humain.

  6. Nous allons célébrer l’écriture et l’art qui s’inscrivent dans un sentiment de lieu et de temps. Notre littérature a trop longtemps été dominée par les habitants des citadelles cosmopolites.

  7. Nous ne nous perdrons pas dans l’élaboration de théories et idéologies. Nos mots seront élémentaires. Nous écrivons avec de la terre sous nos ongles.

  8. La fin du monde tel que nous le connaissons n’est pas la fin du monde tout court. Ensemble, nous trouverons l’espoir au-delà de l’espoir, les chemins qui mènent vers ce monde inconnu devant nous.


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