Dans un monde à la complexité croissante, à la connaissance augmentant de manière exponentielle, à l'information disponible en tout temps et en tout lieu, je m'oserai à une éloge de l'ignorance en management, ma plus sûre alliée avec l'humilité.
J'aimerais revenir ici sur la question « que doit-on connaître d'un système pour pouvoir l'influencer dans la direction souhaitée ».
Le savoir comme source de pouvoir
Nous vivons dans une société qui valorise la connaissance et le savoir. La gestion du savoir ("knowledge management") fleurit dans les entreprises. A l'école déjà, nous apprenons à savoir, à être en mesure de répondre juste aux questions, ce qui signifie donner la réponse attendue à la question. Le fait de ne pas être en mesure de donner cette réponse attendue est alors sanctionné, sous une forme ou une autre. Dans les entreprises (encore) tayloristes, il est possible de trouver des hiérarchies au sein desquelles chaque chef est plus expert ou plus savant que le sous-chef. Et dans certaines organisations, une hiérarchie informelle très puissante peut se décliner autour des niveaux d'expertises de leurs membres. Qu'en est-il pour une ou un chef de projet ou pour toute personne en position de cadre? Le savoir est-il toujours utile pour exercer le métier de décideur? « Savoir, c'est pouvoir » - est-ce toujours vrai en management?
Récemment, Michel Operto a repris dans son blog un billet de Jennifer Whitt, intitulé «êtes-vous un chef de projet ignorant ». Ce billet tente une réponse à la question classique du management de projet traditionnel, à savoir « faut-il disposer des compétences métiers pour être un bon chef de projet ».
Le réel et sa représentation
Qu'est-ce que le réel ? Le réel, existant ici et maintenant, est perçu par l'être humain par le biais de ses cinq sens (six pour certaines traditions, la pensée étant considérée comme un sens). Le cerveau interprète les informations récoltées par les sens et élabore une conceptualisation, ou une représentation, de ce réel.
Dans le monde du compliqué, le concept du réel est suffisamment semblable au réel lui-même pour pouvoir servir de base à une action dont les conséquences seront raisonnablement prédictibles. Cette stabilité ou cohérence apparente entre le réel et sa représentation rassure l'entendement, avec le risque de le leurrer et lui faire croire que toute représentation du réel EST le réel. C'est ce que nous apprenons depuis tout petit: on nous inculque - et nous y croyons - que notre conception du réel EST le réel. Cette approximation est suffisamment exacte dans le monde du compliqué, et nous avons fait tellement de bonnes expériences à prendre le concept pour le réel, qu'à force nous ne voyons le monde que par ce biais-là.
Savoir dans les systèmes complexes
Quand nous sommes confrontés à des systèmes complexes - et en fait dans la création tout est complexe car tout est en éternelle interdépendance, mais nous ne le voyons pas ou ne voulons pas le voir - notre entendement, habitué à gérer les systèmes compliqués, est dépassé. Il y a trop: trop de données, trop d'incertitudes, trop d'interactions, bref, trop d'information à traiter par l'entendement qui très vite sera dépassé, ce qui générera un cortège de réactions émotionnelles négatives, de nature anxiogène.
Les systèmes complexes ont cette particularité qu'il n'est pas possible d'en avoir une vue exhaustive: nos sens nous donnent des bribes d'information sur de tels systèmes, et notre mental en construit une représentation conceptualisée partielle et donc erronée. Ceci a plusieurs conséquences:
Il n'existe pas de point de vue privilégié dans un système complexe. Cela signifie que même la hiérarchie n'a ni plus ni de meilleures perceptions du réel, seul le point de vue est différent.
Pour avoir une représentation du réel qui ressemble le plus au réel, il convient de multiplier et mettre en commun les points de vue: c'est le sens du travail en équipe, en réseau et même de l'intelligence collective.
Un système complexe comportera toujours des inconnues et des incertitudes irréductibles, soit sur les paramètres de ce système, leur dynamique et / ou leurs interactions.
Les systèmes compliqués peuvent être entièrement compris (c'est-à-dire ultimativement analysés de manière à ce que leur fonctionnement puisse être reproduit), dès lors qu'on y met l'effort nécessaire: la compréhension d'un système compliqué est proportionnelle à l'énergie investie dans l'analyse. Dans les systèmes complexes par contre, chercher à augmenter le savoir par l'analyse ne permet pas forcément de mieux les comprendre.
La durée de vie du savoir sur un système complexe peut être très brève: cela nécessite de garder à l'esprit que toute représentation du réel n'est que momentanée.
Ce qu'on ne sait pas (« unk unks ») est susceptible d'avoir plus d'influence sur le système que ce que l'on sait (théorie du chaos): les modifications infimes des conditions initiales peuvent mener à des différences drastiques.
Dans de telles circonstances, rencontrer une ou un dirigeant/e prétendant « savoir », ou attendant de moi que je sache en toutes circonstances est au mieux suspect et au pire criminel. Suspect, car prétendre savoir dans un système complexe peut être un indice que celui-ci est perçu comme compliqué. Criminel, car obliger soi-même et les autres à voir le complexe comme si c'était du compliqué peut potentiellement mener à la destruction du système.
Quelle attitude aide-t-elle quand le savoir n'est pas déterminant?
Le Maître zen coréen Seung Sahn, dans un livre intitulé « Only don't know », enseigne «l'esprit d'ignorance » - « Don't know mind ». L'esprit est à priori plein de la conception de la réalité qu'il en a faite. « Esprit d'ignorance » peut signifier écarter ma conception ego-centrée du réel pour laisser la place au réel tel qu'il est. Ce que je sais est un obstacle à la connaissance. Si cela est vrai au niveau spirituel, la même logique s'applique dans les systèmes complexes: comme on l'a vu plus haut, je n'ai pas de point de vue privilégié sur le système, ma conception du réel est donc partielle, elle n'est correcte que momentanément, et surtout je ne sais pas ce que je ne sais pas. Pour le moins, la plus saine des attitudes est celle d'une grande humilité, par exemple une attitude de leader post-héroïque telle qu'énoncé par Cecil Dijoux dans son blog et dont je reprends ici (en français) les 10 questions:
Prenez-vous des décisions informées sur la base des apports de vos collaborateurs et assumez-vous ces décisions?
Êtes-vous à l'aise de dire ouvertement « je ne sais pas » à votre équipe et vos pairs?
Êtes-vous à l'aise avec l'idée de ne pas tout savoir? D'en savoir moins que les personnes que vous dirigez?
Êtes-vous suffisamment humble pour changer de direction si vous réalisez que vos décisions précédentes étaient incorrectes - et pour l'admettre?
Est-ce que vous encouragez vos collaborateurs à proposer idées et solutions - en faites-vous des H.E.R.Os (Highly Empowered and Resourceful Operative: Hautement habilités et Encouragés, Riches en ressources et à l'Oeuvre)
Êtes-vous suffisamment confiant pour déléguer de véritables responsabilités?
Êtes-vous suffisamment acharné pour développer et articuler ce que vous cherchez à accomplir? Pour générer un environnement incitant les gens à s'engager?
Au sein de votre entreprise, traitez-vous toutes les personnes de manière intrinsèquement égale?
Parlez-vous aux gens de la même manière, indépendamment de leur statut hiérarchique?
Êtes-vous suffisamment post-héroïque pour agir en qualité de leader libérateur?
Outre l'humilité, une autre grande qualité nécessaire dans le management des systèmes complexes est le courage - notamment celui de voir et admettre les choses telles qu'elles sont. Ce que nous verrons une autre fois.
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