Automne 1941. L'amiral américain Husband E. Kimmel, commandant en chef de la flotte du Pacifique, a réuni son état-major. Les nouvelles sont mauvaises: la flotte japonaise a disparu et nul ne connaît ses intentions...
Premier de deux articles publiés dans le Bulletin de la Société Fribourgeoise des Officiers.
Sont-elles belliqueuses ? Faut-il mobiliser l'armée des Etats-Unis qui ne sont pas encore en guerre ? Confusion, incertitudes, enjeux majeurs - la base de décision de l'Amiral n'est pas très confortable, aussi exhorte-t-il son état-major à «craquer le code radio des japonais» pour enfin savoir, afin qu'il puisse prendre « la meilleure des décisions ».
La décision est, par définition, l'acte majeur du dirigeant. Pourtant, la notion de « bonne décision » base souvent sur l'idée – fausse comme on le verra – que pour être bonne, la décision devrait être factuelle et rationnelle. Attendre d'avoir toutes les certitudes pour – enfin – prendre LA bonne décision est pourtant toujours plus difficile dans un monde en perpétuel changement.
Décision ou déduction
Mettons d'emblée les choses au clair : si la solution découle logiquement des faits, réflexions et considérations, il s'agit d'une déduction et nullement d'une décision. Une décision est toujours un choix dans l'incertitude. Et c'est ce qui donne au management sa responsabilité : réduire l'incertitude par la décision. Donc décider c'est agir quand on ne sait pas (ou pas suffisamment), quand on doute.
D'où provient cette incertitude et comment la gérer ?
Le monde d'aujourd'hui est VICA – volatile, incertain, complexe et ambigu VICA (VUCA en anglais[1]) est un acronyme inventé par l'armée américaine dans les années 1990 pour quatre paramètres d'une situation ou d'un contexte, à savoir la volatilité, l'incertitude, la complexité et l'ambiguïté. Chacun de ces paramètres constitue un phénomène en soi, chacun d'eux exigeant une attitude et une réponse spécifiques[2].
La volatilité est définie comme la nature et la dynamique du changement (amplitude, force et vitesse du changement). Elle provoque la peur, une aversion au risque et des réactions de repli sur ce qu'on a toujours fait.
L'incertitude est définie comme le degré 'imprévisibilité inhérent à une situation ou événement. Elle provoque la paralysie par une tendance à investir de manière excessive et futile dans la collecte et l'analyse de données.
La complexité est définie comme le degré de dépendances et d'interactions entre facteurs multiples. Elle induit la trivialisation, le désir de trouver un facteur causal unique (bouc émissaire), des solutions simples qui souvent sont erronées.
L'ambigüité est définie comme le degré de diversité d'interprétations que l'on peut faire sur la base des informations disponibles. Elle induit le doute, la méfiance, l'hésitation et fait obstacle à la prise de décision et au changement.
La confusion des managers provient notamment du manque de discernement entre ces paramètres : un problème mal compris ne peut dès lors que difficilement être appréhendé.
Complexe n'est pas compliqué
Dans le langage ordinaire, le mot « complexe » est souvent interprété comme « un peu plus compliqué que compliqué » ou « particulièrement difficile ». Or complexe et compliqué signifient des choses très différentes. Le modèle expliquant le mieux ces différences est le modèle Cynefin de Dave Snowden[3], qui propose un système de réflexion basant sur quatre domaines.
Le modèle Cynefin – Dave Snowden
Un système simple est un système où les relations de cause à effet sont triviales. Les problèmes comme les solutions sont bien comprises. Exemple : en activant un interrupteur, j'obtiens de la lumière. La démarche proposée est « sense – categorize – respond », soit a) percevoir (une problématique) b) attribuer à une catégorie de ce que je connais et c) répondre, agir avec une solution connue. C'est le domaine des meilleures pratiques (répétition de solutions standards).
Un système compliqué est un système où les relations de cause à effet ne peuvent être établies que par un travail d'investigation et d'analyse (a priori). Le problème est relativement connu et la démarche pour le solutionner également. Exemple : une panne dans un moteur. La démarche proposée est alors « sense – analyze– respond », soit a) percevoir (une problématique) b) analyser de manière à comprendre ce que je ne comprends pas et c) répondre, agir selon le plan. C'est le domaine des bonnes pratiques (répétition de méthodes standards, avec amélioration continue).
Un système complexe est un système où les relations de cause à effet ne peuvent être établies qu'a posteriori. Le problème n'est déjà pas bien connu et chercher à le comprendre nécessite une expérimentation. Le résultat ne devient évident que lorsqu'il apparaît. Exemple : le jardinage (pour un débutant). La démarche proposée est alors « probe - sense - respond », soit a) expérimenter, dans le but de b) générer du feedback et donc du savoir et c) répondre, définir les étapes suivantes sur la base du savoir généré. Démarche à répéter jusqu'à ce que la problématique devienne compliquée. C'est le domaine des pratiques émergentes : plutôt qu'appliquer une quelconque méthode standard, la méthode de clarification du problème et d'élaboration d'une solution est construite en même temps que le problème est abordé. Ici, se perdre dans l'analyse – en cherchant p.ex. des informations complémentaires afin de prendre une « bonne décision » - est contreproductif, car chronophage et d'une aide insuffisante.
Un système chaotique est un système qui échappe à tout type de compréhension. Exemple : Fukushima. L'objectif est de limiter les dégâts et de déplacer la situation dans les autres domaines du Cynefin. La démarche proposée est alors « act - sense - respond », soit a) agir, b) évaluer les résultats de l'action et apprendre et c) définir les étapes suivantes sur la base des effets observés et du savoir généré. C'est le domaine des nouvelles pratiques, de l'innovation.
Le domaine central est le domaine du désordre, soit de l'impossibilité de définir à quel domaine appartient une situation. La démarche consiste à collecter de l'information resp. identifier ce qu'on ne sait pas, de manière à pouvoir se déterminer.
Suite dans le prochain article
Sur le même thème: Leadership en zone d’incertitude : l’exemple des Forces Spéciales
[1] http://en.wikipedia.org/wiki/Volatility,_uncertainty,_complexity_and_ambiguity, consulté le 28.7.14
[2] Bennett, Nathan, and Lemoine, G. James. “What a Difference a Word Makes: Understanding Threats to Performance in a VUCA World.” Business Horizons 57.3 (2014): 311–317.
[3] Kurtz, C.F., and S.J. Snowden. “The New Dynamics of Strategy: Sense-Making in a Complex and Complicated World".” IBM Systems Journal 2003: 462 – 483. Voir également http://cognitive-edge.com/blog/entry/6149/great-is-the-power-of-steady-misrepresentation de même que http://www.infoq.com/articles/cynefin-introduction
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