La décision militaire, vue par le règlement...
Deuxième de deux articles publiés dans le Bulletin de la Société Fribourgeoise des Officiers.
Le règlement 52.054 de l’armée suisse, « Commandement et organisation des états-majors de l’armée », stipule au chapitre 2.4.4. « Aspects rationnels et intuitifs de la conduite » ce qui suit :
32 En tant que décideur, le commandant doit se déterminer sur la base de réflexions aussi bien rationnelles qu'intuitives.
33 Conscient que l'intuition repose largement sur une connaissance approfondie de la matière et une longue pratique de la décision ainsi que sur le savoir et l'expérience, le commandant prend en compte les points suivants :
la part de la raison dans la décision est d'autant plus importante que l'échelon de conduite est élevé, la tâche est complexe et l'incertitude est grande. L’aspect rationnel est également de grande importance lorsque les missions sont de nature nouvelle ou lorsque le temps disponible pour décider est long ;
la part de l'intuition s'accroît lorsque le temps presse, aux niveaux de commandement inférieurs et avec l’expérience ;
plus la charge émotionnelle pesant sur le décideur est lourde, plus la décision doit être prise de façon rationnelle.
Un règlement n’est pas forcément la vérité…
Malheureusement, ces propos sont autant répandus dans le monde civil – publique comme privé – que dans le monde militaire. Et ils continuent d’être propagés comme des mantras dans les écoles de management. Certaines de ces affirmations sont fausses – j’entends scientifiquement fausses. Et elles sont dangereuses car elles nourrissent d’anciens mythes et croyances et deviennent des obstructions à la créativité et à la prise de décision elle-même, elles créent une culture de surhommes déconnectés de leur vécu, de leurs perceptions, ne fonctionnant qu’avec les quelques pourcents de conscience de veille et négligeant toutes les informations, y compris émotionnelles et corporelles, qui leurs seraient disponibles. Voulons-nous de cela pour nos managers de demain ?
Voici en quoi certaines affirmations sont fausses
Affirmation no 1 : L’intuition est le fruit de l’expérience.
Cette affirmation est par définition fausse. Selon le Larousse, l’intuition est définie comme une « connaissance directe, immédiate de la vérité, sans recours au raisonnement, à l'expérience ». Les heuristiques décisionnelles développées à force d’expérience – qu’on appelle aussi, par un abus de langage très fortement répandu, intuition - sont des processus cognitifs, raisonnés, rendus inconscients et automatisés. Ils sont pertinents et performants dans des environnements prédictibles – donc dans des systèmes compliqués.
Dans un environnement VICA, l’expérience du passé n’est pas gage de succès, car dans un système complexe ou chaotique, ce sont les pratiques émergentes et nouvelles qui s’appliquent, comme nous l’avons vu.
Si l’intuition n’est pas liée à l’expérience, cela signifie que les novices ont autant de compétences pour prendre intuitivement une décision difficile que les experts. Mieux : l’expertise devient un obstacle à la prise de décision intuitive.
Affirmation no 2 : la part de la raison dans la décision est d'autant plus importante que l'échelon de conduite est élevé, (…) la part de l'intuition s'accroît aux niveaux de commandement inférieurs.
Cette déclaration est un vœu pieu qui ne correspond en rien à la réalité des décideurs. Plusieurs études ont clairement démontré que les décideurs faisaient un grand usage de leur intuition, y.c. les top-managers[1]. L’affirmation correcte serait : « la part de l’intuition est d’autant plus importante que la situation est complexe ou chaotique », la raison restant une ressource privilégiée en environnement compliqué ("sense – analyze – respond").
Affirmation no 3: la part de la raison dans la décision est d'autant plus importante que la tâche est complexe et l'incertitude est grande
Comme on l’a vu dans l’explication du modèle VICA comme du modèle Cynefin, cette affirmation ne peut pas tenir. La raison est en échec dans un environnement complexe : l’incertitude, l’ambigüité, même avec le soutien des technologies de l’information, ne peuvent pas être ultimativement levées.
Affirmation no 4: l’aspect rationnel est de grande importance lorsque les missions sont de nature nouvelle ou lorsque le temps disponible pour décider est long
Ce qui est vrai, comme l’a montré le prix Nobel d’économie David Kahneman[2], est que la raison est un mode de penser laborieux et lent. Donc elle s’applique effectivement lorsque le temps disponible pour décider est long – et les paramètres disponibles utilisables.
Par contre, lorsque les missions sont de nature nouvelle – et comprenons-le ici comme complexe – avec leur lot d’inconnues, alors la raison ET l’intuition, plutôt que d’être en opposition, sont des ressources complémentaires.
Affirmation no 5: plus la charge émotionnelle pesant sur le décideur est lourde, plus la décision doit être prise de façon rationnelle
La mauvaise nouvelle d’abord : dans un contexte VICA, la charge émotionnelle sera toujours lourde. C’est une donnée de base à intégrer : le décideur sera toujours encombré d’émotions difficiles à vivre, tels la peur, le doute, l’anxiété. Les tentatives pour éviter, réprimer, nier ces émotions, les écarter d’un processus « rationnel », seront vaines. D’ailleurs, les émotions ne peuvent pas être séparées de la raison avec laquelle elles sont étroitement liées[3]. Bien plus, il s’agira avec la peur, avec le doute, de prendre des décisions qui demanderont courage[4].
De manière à réduire les biais cognitifs naturellement induits par ces émotions, l’affirmation devrait être reformulée comme suit : « Plus la charge émotionnelle pesant sur le décideur est lourde, plus la décision doit être prise en sollicitant l’intelligence collective ».
L’intuition, cela s’entraîne et s’utilise consciemment
Cela s’entraîne individuellement, et cela s’entraîne collectivement. Les uns seront plus doués que d’autres, certes, il s’agit toutefois d’une compétence naturelle, humaine (et même animale), qui peut être développée. Une des techniques permettant de développer et utiliser l’intuition est la « vision à distance » – en anglais « remote viewing, RV », mise au point notamment par le Standford Research Institute (SRI) et utilisée en opérations par l’armée américaine dans les années 1970-1980[5]. Cette technique, qui utilise conjointement l’intuition et la raison, se pratique notamment en suivant un strict protocole[6] (le « controlled remote viewing », CRV) et permet de générer des informations afin de décrire une cible (lieu, objet, événement etc.) à distance, en ignorant tout des résultats à obtenir.
Aujourd’hui, ces techniques sont internationalement enseignées et pratiquées notamment dans le monde des entreprises, que cela soit pour l’aide à la décision ou encore l’innovation et la créativité.
Quelles compétences pour les managers de demain ?
Il est intéressant de se pencher sur le standard développé par le « International Center for Complex Project Management ICCPM », qui identifie les compétences-clés suivantes[7] :
Pensée systémique et intégration;
Stratégie et gestion de projet;
Business Planning, Lifecycle Management, reporting et mesure de la performance;
Gestion du changement (“Change and Journey “);
Innovation, créativité et efficacité au travail;
Architecture organisationnelle;
Leadership et communication;
Culture et être un humain;
Probité et gouvernance.
On le voit, bien que certaines compétences, considérées comme « dures », sont relativement traditionnelles dans les cursus de cadres, la part belle est faite, très largement d’ailleurs, aux compétences qu’on appelle de manière un peu irrévérencieuse « molles ». D’ailleurs, l’ICCPM, dans ce même référentiel de compétences, ajoute comme attributs spéciaux les qualités supplémentaires suivantes :
Sagesse;
Orientation vers l’action et les outcomes (plus-value générée pour la société);
Création et conduite d’équipes innovantes;
Concentration et courage;
Capacité d’influencer.
Les défis à relever
Après avoir posé ce cadre de contraste entre systèmes compliqués et complexes se posent quelques questions fondamentales relatives à l’acquisition des compétences nécessaires pour survivre et agir dans un monde VICA.
Comment intégrer, dans les formations de cadres, militaires comme civils, le développement de ces compétences ? Comment les formateurs d’aujourd’hui, de la génération x, vont-ils s’y prendre pour sélectionner, préparer, former les héros de demain, les générations y et z[8], individuellement et collectivement, à ces modes de penser et fonctionner qu’ils n’ont pour la plupart pas acquis eux-mêmes? Comment faire pour soutenir ce changement de paradigme, lever les croyances limitantes, oser innover ? A quels niveaux des cursus de formation, civils comme militaires, ce type d’apprentissage devrait-il avoir lieu ?
Voilà des questions qui appellent une saine remise en question des manières de fonctionner et sont prometteuses d’émergence de pistes originales, intéressantes, et surtout plus en adéquation avec les problèmes auxquelles sont aujourd’hui confrontés les décideurs.
[1] Eugene Sadler-Smith and Erella Shefy, The intuitive executive: Understanding and applying ‘gut feel’ in decision-making, Academy of Management Executive, 2004, Vol. 18, No. 4
[2] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, coll. « Essais »
[3] What's Better for Business: Logic or Emotion? Answers From Neuroscience, Forbes, 27.3.2013, http://www.forbes.com/sites/victorhwang/2013/03/27/whats-better-for-business-logic-or-feelings-answers-from-neuroscience/, consulté le 28.7.14
[4] Fields, Jonathan. Uncertainty: Turning Fear and Doubt into Fuel for Brilliance. New York: Portfolio/Penguin, 2011
[5] http://www.iris-ic.com/le-remote-viewing/historique-du-remote-viewing/, consulté le 28.7.14
[6] Pour une bibliographie scientifique sur ce thème, voir http://www.iris-ic.com/le-remote-viewing/bibliographie-scientifique-du-remote-viewing/
[7] ICCPM. “Complex Project Manager Competency Standards.” Aug. 2012, www.iccpm.org
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